Laurence

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Elle était belle pourtant. Je l’avais retrouvée dans son lit, comme lors de mes visites précédentes à son domicile.  Ses trois filles dans la pièce d’à côté, m’attendaient.

Cette fois pas de sourire mais un visage détendu, apaisé. Elle était partie et avait fait le grand saut pour l’au-delà. Elle n’avait pourtant pas vraiment eu le temps de s’y préparer depuis quatre mois qu’on lui avait découvert son cancer. Cancer du pancréas. Souvent ça ne pardonne pas. Malgré les quelques tentatives de chimiothérapie, il ne l’a pas épargné.

A son chevet je la regardai et pris le temps de lui caresser les mains. C’était le temps du « constat de décès » qu’il fallait que je certifie. Mes deux infirmières s’activaient à mes côtés pour finir de la « préparer » et ranger le matériel qui désormais n’aurait plus d’utilité ici. La dernière toilette de sa vie était finie. Son visage était reposé. Enfin c’était terminé.

« Enfin » pour elle. Et « déjà »…

« Enfin » pour ses filles. « Enfin » aussi pour moi [1], et sans doute aussi pour mes collègues infirmières. Cet « enfin » est souvent mal perçu lorsque l’on parle « fin de vie ». Il avait pourtant raisonné comme une délivrance pour cette femme qui avait finalement accepté qu’à un moment elle partirait. Et qu' »enfin », elle serait débarrassée de ce sentiment d’impuissance, de cette sensation d’épuisement physique et psychique. Sensations pour lesquelles malheureusement, ni moi ni le reste du corps médical n’y pouvions plus rien faire.

Et en même temps, « déjà »… « Déjà » partie loin d’ici et de ses proches qui la pleuraient et à qui elle manquait déjà terriblement. « Déjà » partie pour une autre vie, un autre monde… Ou peut-être pour « rien ». Car qu’y a-t-il après la mort ? 

Je craignais de ne pas être là pour son départ.

Je craignais d’être partie en formation ou en weekend. Elle m’avait témoignée une telle confiance que je ne pouvais pas me résoudre à ne pas être là. J’avais le sentiment d’être comme une maman qui veille sur son enfant et l’accompagne pour la première journée d’école. Avec une douce confiance dans le processus – inéluctable – de l’aider à partir paisiblement vers un espace inconnu et effrayant pour tant de gens.  Je le lui avais promis intérieurement, je ne sais pas pourquoi. Sans doute pour me déculpabiliser de lui avoir fait une annonce aussi cruelle de sa maladie. Peut-être aussi par fascination pour cette expérience de vie que chacun de nous vivra un jour. Si étrange, et si terrifiante. Et pourtant si universelle. 

Quelques jours auparavant, l’une de ses filles m’avait demandé pour combien de temps encore elle en avait. Sans réfléchir j’avais répondu que c’était comme les naissances. On sait quand le travail démarre mais pas quand l’enfant arrivera. Certains accouchements se produisent en mode express. Hop en une heure et c’est plié. Pour d’autres c’est bien plus long…

Le passage vers la mort, je trouve que c’est un peu similaire. On sent que ça y est, le processus s’est enclenché. Surtout si comme pour Laurence, la sédation profonde et continue a été mise en place sur sa demande [2]. Mais combien de temps encore la personne va-t-elle continuer à respirer ? Cela reste toujours une énigme pour moi. Et je pense pour la plupart de mes collègues.

La fierté d’avoir tenu jusqu’au bout

Malgré la tristesse, avec les infirmières et ses filles, nous étions fières et soulagées d’avoir pu faire ce qui était en notre pouvoir afin que Laurence reste chez elle jusqu’à la fin [3]. Ce n’était pas gagné d’avance pourtant. Notamment du fait des symptômes peu évidents à juguler à domicile. Sans toute la logistique de l’hôpital, aussi bien sur le plan diagnostique que thérapeutique [4].

Dans ces moments-là j’ai apprécié le fait d’être une professionnelle « libre » de par mon statut de libérale.  En effet, je n’avais aucun compte à rendre si ce n’était à la sécurité sociale, le conseil de l’Ordre des médecins ou l’Agence Régionale de Santé. J’étais ainsi libre de pouvoir organiser mon planning pour aller la voir lorsque la situation le nécessitait. Libre d’y consacrer le temps que je souhaitais. Tout en travaillant avec les infirmières et l’équipe de soins palliatifs, je participais pleinement à sa prise en soins et n’étais pas simple spectatrice ni impuissante.

Un acte pourtant si simple à l’hôpital

J’ai ainsi pu décaler une matinée de consultations pour la rejoindre au centre hospitaliser local pour une ponction d’ascite. Avec l’accord de ma consœur praticienne hospitalière, j’ai pu observer celle-ci réaliser le geste que je n’avais pas effectué depuis près de dix ans. Ainsi je pouvais m’organiser plus tard pour réaliser cet acte au domicile de ma patiente s’il le fallait. Il s’agissait d’un geste technique auparavant également effectué par les médecins de campagne. Pour tout un tas de raisons, il était désormais quasi illusoire de faire cette ponction d’ascite sans passer par la case hôpital.

Alors, quel triomphe deux semaines plus tard ! Lorsque ensemble – la patiente, ses filles, les infirmières, moi et les fournisseurs de matériel médical –  avons réussi à réaliser cette ponction d’ascite, chez elle. Cela lui avait évité un aller-retour à l’hôpital pour un geste finalement simple à réaliser. Il n’y avait pas de grand risque de complication du moment qu’il était réalisé dans des conditions d’asepsie stricte. Et ce alors que nous savions toutes que ce n’était plus qu’une question de quelques jours à quelques semaines de survie pour elle.

Une reconnaissance sans nom

Je me rappellerai toujours la reconnaissance dans ses yeux. Une reconnaissance qui pourrait sembler disproportionnée pour ce geste si simple et si anodin à effectuer. Mais la patiente et moi savions que c’était « particulier » que ce soit moi qui le fasse, tout comme c’était particulier que ce soit « ses infirmières » qui la veillent au quotidien avec ses filles…

Je me rappellerai toujours aussi cette visite un jour où ça n’allait pas du tout. De fatigue et d’inconfort, de lassitude et de désespoir… Et où – à mon arrivée et alors que je lui caressais la main pour la réveiller doucement – je la vis ouvrir les yeux faiblement et sourire avec une infinie gratitude.

Empathie ou sympathie ?

Il y a tant à dire également de ces nombreux moments informels avec ses filles qui se relayaient et m’offraient systématiquement un café ou un jus d’orange. On parlait et parfois… Parfois je me permettais d’essuyer les petites larmes qui malgré mes efforts, finissaient systématiquement par survenir. Etais-je dans l’empathie ou la sympathie ? Sans doute l’on me dira que j’étais dans la sympathie, ou une « empathie déguisée » [5]. Je rétorquerai alors « peu importe ». Car ce sont aussi ces larmes de vulnérabilité qui nous ramènent à notre humanité. Et qui nous préservent de la cruauté de la vie.  

Ma volonté d’accompagner ses filles pour que le deuil soit ensuite plus doux et moins cruel me semblait être tout autant important que d’accompagner ma patiente. Mais avec quels outils si ce n’était avec mon temps et mon écoute ? Et ces quelques larmes ? Comment faire pour les aider à ne conserver que les souvenirs les plus beaux et ne pas les laisser en proie aux souvenirs les plus douloureux ?

Expériences de soignant.es

En vérité, il n’y a pas de mot pour « raconter » ce type d’expériences. Elles sont en nous, soignantꞏes, et nous font vibrer. Ce sont elles entre autres, qui nous font dire que l’on fait le plus beau métier du monde. « La médecine, cette pratique soignante et personnalisée, avec une visée du bien avec et pour autrui […] accompagnée de sciences et de techniques » [6].

Ces instants qui nous rappellent qu’on est « fait » pour ça et qui donnent du sens à nos journées longues et souvent éreintantes. A accompagner des personnes humaines dans leurs expériences de vie, parfois belles et heureuses, souvent tristes et éprouvantes. Pour qu’iels ne se sentent pas seul.es dans ces moments tragiques et difficiles. A leur donner une écoute et du courage pour tenir face à l’adversité.

Et surtout, pour continuer à leur témoigner de l’humanité. Humanité qui – j’en ai peur – vient à déserter dans notre société. Comment conjuguer cette humanité dans une société où prédominent des objectifs de croissance et de rentabilité économique permanentes ? 

Un cadeau à nos aîné.es.

Finir sa vie chez soi. N’est-ce pas le plus beau cadeau que l’on puisse faire à nos aîné.es ? Mais à quel prix ? Et surtout, comment ? Comment, lorsque nous ne sommes plus assez nombreux.ses, médecins ou infirmièrꞏes pour soigner tout un bassin de population ? Comment, lorsque les structures type HAD – Hospitalisation à Domicile – et les équipes de soins palliatifs sont débordées par manque de moyens humains et financiers ?

Comment, lorsque la présence des aidants.es auprès de leur proche implique parfois une perte de revenu ? Des dépenses supplémentaires ?  Ou lorsque cette présence se fait sans relai possible ?

Les filles de ma patiente étaient trois à se relayer. Elles étaient malgré tout épuisées. Accompagner un proche pour sa fin de vie reste en effet une véritable épreuve physique et psychique. [7]

Le droit du travail évolue et il existe désormais un congé dédié pour les salariés « congé de proche aidant ». Mais les grands oubliés restent les travailleurs indépendants aidants [8]. Il existe de nombreuses « aides et mesures mises en œuvre par les politiques de santé ces dernières années, mais encore souvent méconnues par tous les acteurs et personnes concernées car insuffisamment diffusées » [9].

Le tabou de la mort

Notre société nous a fait nous éloigner de la fin de vie et de la mort. En effet, la plupart des décès ont lieu à l’hôpital ou en EHPAD/maison de retraite. Nous ne sommes alors plus habitué.es à la côtoyer. Même nous, soignantꞏes en avons peur puisque nous cherchons toujours à la retarder le plus possible. Mais pourquoi en avoir si peur ? Elle est pourtant naturelle et surtout universelle [10]. De même que le fait d’accompagner ses proches les derniers mois de leur vie devrait nous sembler naturel ? Au même titre que la préparation à la naissance de nos enfants ?

Cette expérience et tant d’autres me rappellent à chaque fois toute l’importance de s’attacher à « fixer » le moment présent. A sublimer les belles choses que nous vivons au quotidien mais que nous ne prenons plus le temps de voir parce que « tout va trop vite ». Parce que déjà nous pensons à demain ou bien regrettons le passé.

La médecine palliative est un cadeau [10]

Cicely Saunders, médecin spécialiste en soins palliatifs l’exprime très bien. « Le plus terrible pour un être humain n’est pas de constater qu’il a bien vécu et doit maintenant mourir ; le plus terrible c’est de se rendre compte, à l’heure de mourir, qu’il n’a pas vécu » [10]. Les Pr Aubry et Pr Domenico Borasio témoignent également. « La médecine palliative est un cadeau ; l’accompagnement de nos patients vers une mort paisible, une source d’épanouissement » [10].

Accompagner nos mourants, être présentꞏes et attentifꞏves nous rappelle en réalité à quelle point la vie est fragile, imprévisible, et surtout précieuse. Sublimer la mort ne pourrait-il pas constituer un hymne à la vie ? [11]. Car « le privilège de notre travail est qu’il nous donne la chance exceptionnelle de côtoyer des patients mourants qui nous apprennent à vivre » [10].  

Alors, n’ayons pas ou plus peur de la mort ?! Regardons-la ! Regardons-la droit dans les yeux pour l’apprivoiser plutôt que de l’éloigner si loin de nous.

Et puisque nous y passerons tous.tes…. Donnons-lui les moyens d’être moins douloureuse physiquement et psychiquement ?  Pour celles et ceux qu’elle frappe de proche en proche tôt ou tard ?

Et surtout, avant tout… Vivons ?!

Bibliographie :

[1] L. Seresse. Paroles de médecins généralistes : comment font-ils avec les difficultés ressenties pendant l’accompagnement d’un patient en fin de vie ? Accompagnement éthique. Volume 10, Issue 6, Décembre 2011, p 286-291. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1636652211000626

[2] Haute Autorité de Santé. Soins palliatifs, à amorcer tôt et à gérer en collégialité. Mars 2019. https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-03/soins_palliatifs__lessentiel_en_4_pages.pdf

[3] C. Grange, E. Revue, A. Heron. Accompagnement de la fin de vie aux urgences. Revue internationale de soins palliatifs (2012), 27 : 85-90. file:///C:/Users/audev/Downloads/ACCOMPAGNEMENT%20DE%20LA%20FIN%20DE%20VIE%20AUX%20URGENCES%202012.pdf

[4] N. Bouhlal. Facteurs précipitant l’hospitalisation des patients en fin de vie, dans le cadre de la permanence des soins, assurée par SOS médecins Lorient. Faculté de médecine de Rennes. Thèse d’exercice. 2022.

[5] F. Vanlerberghe. Ethique du médecin généraliste et impact sur la prise en charge du patient en fin de vie à domicile, étude qualitative réalisée auprès de médecins généralistes. Université de Lille. Thèse d’exercice. 2019. https://pepite-depot.univ-lille.fr/LIBRE/Th_Medecine/2019/2019LILUM440.pdf

[6] R. Aubry, D. Mallet. Au nom du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement de la fin de vie. Réflexions et propositions pour la formation médicale. Pédagogie médicale mai 2008 ; 9 : p94-102

[7] R. Voiry, V. Perrotey. Vécu de l’accompagnement des aidants de patients en fin de vie à domicile. Université Paul Sabatier de Toulouse. Thèse d’exercice. 2021 https://www.sudoc.abes.fr/cbs//DB=2.1/SET=1/TTL=1/SHW?FRST=2

[8] P. Caillaud. Proches aidants, suppléance à domicile et droit du travail. Communication symposium international et interdisciplinaire de clôture. Profam. Université de Nantes. Juin 2022. https://shs.hal.science/halshs-03749895/

[9] E. Sansoucy. Facteurs limitant l’accompagnement des patients en fin de vie en médecine générale : vécu des aidants naturels. Faculté de médecine de Nice. Thèse d’exercice. 2013

[10] G. Domenico Borasio, R. Aubry. La fin de vie. Ce que l’on sait, ce que l’on peut faire, comment s’y préparer. Eyrolles. 2016 ; 11 : p206-209

[11] R. Aubry. Penser la fin de vie. Editions Le cavalier bleu. 2022.

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  1. Un bel hommage qui fait du bien malgré le fond triste qu est la maladie et la complexité de sa prise en charge. Il est rassurant de constater qu il existe (encore) des soignants au service des patients, qui prennent encore le temps de Soigner le corps et l’esprit. N’est ce pas ça la vraie raison de notre engagement premier.

  2. Monique GUERIN says:

    Ton texte est magnifique, l’histoire que tu relates, très émouvante. Je suis heureuse de savoir qu’il existe encore des médecins comme toi, de jeunes médecins qui savent ce que soigner l’autre implique, la force de pouvoir aider l’autre ainsi jusqu’au bout, la compassion qui naît de ces relations fortes, l’émotion qui est éprouvante mais aussi, en retour, le plaisir de donner. Tu décris si bien ces échanges non verbaux. Merci pour cette lecture

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